La neuroergonomie ?
La neuroergonomie commence un peu quand on étudie les prodiges. Par exemple l'allemand Rudiger Gamm arrive de tête à faire des divisions de nombres premiers jusqu'à la 60e décimale. Une équipe française à Caen l'a mis en imagerie. Ils l'ont comparé à des gens normaux qui faisaient des calculs, et ils se sont rendu compte qu'il utilisait son cerveau différemment.
Imaginez que ça (une bouteille d'eau), c'est le problème mathématique. Genre, diviser 61 par 21 de tête. Et ça (la main), c'est votre cerveau. Et bien vous et moi, on va attraper la bouteille comme ça (avec le petit doigt). Ce n'est pas la bonne méthode. Alors évidemment, vous allez me dire : "Merci d'être venu Idriss, parce que ça saute aux yeux que la bonne méthode pour attraper la bouteille, ce n'est pas ça". Et pourquoi ça saute aux yeux ? Parce notre main, on la voit. On sait que ce n'est pas comme ça qu'il faut attraper une bouteille, c'est comme ça (à pleine main).
Mais nous ne voyons pas notre cerveau. Notre cerveau est en train d'attraper de la connaissance : je vous donne de la connaissance, des contenus, et vous ne voyez absolument pas comment votre cerveau l'attrape. Si vous voyiez comment votre cerveau attrape la connaissance, il n'y aurait pas besoin de recherches en neurosciences. Le principe des neurosciences, c'est que le cerveau est caché. Il faut l'étudier pour voir un peu comment il attrape les contenus.
Ce que fait Rudiger Gamm, c'est qu'il redistribue le poids du problème mathématique sur d'autres aires de son cerveau et sur d'autres fonctions mentales : en particulier la mémoire épisodique, la mémoire procédurale, la mémoire spatiale.
La mémoire épisodique
Vous et moi, on l'utilise par exemple pour savoir ce qu'on a mangé le matin au petit déjeuner. Et elle est quasiment aussi développée chez nous que chez lui. Simplement, nous sommes incapables de l'utiliser pour faire des maths. Lui, il peut.
La mémoire spatiale
C'est celle qu'on utilise pour savoir où on s'est garé par exemple. Pareil : on ne l'utilise pas pour faire des maths, lui, il l'utilise.
Et la mémoire procédurale
C'est la mémoire qu'on utilise par exemple pour faire un noeud de cravate. Quelqu'un qui sait faire un noeud de cravate, il sait le faire. Mais il ne sait pas envoyer un e-mail pour expliquer comment il fait. Et c'est normal car notre cerveau est essentiellement non verbal.
À l'école on n'arrête pas de demander aux enfants de verbaliser, d'expliquer ce qu'ils font. Mais le cerveau ne fonctionne pas du tout comme ça. Le cerveau résout des problèmes sans savoir expliquer comment il fait... armé de cette ergonomie cérébrale, donc mémoire épisodique, mémoire spatiale, mémoire procédurale. Et puis avec bien sûr, le petit doigt que je montrai tout à l'heure : c'est la mémoire de travail.
La mémoire de travail
C'est elle que vous utilisez pour m'écouter parler, là. Elle sature à 15 secondes à peu près. Qu'est-ce que j'ai dit il y a 15 secondes ? ... Et c'est pour ça que quand un prof demande à l'école : "Qu'est-ce que j'ai dit le 15 secondes ?" c'est totalement con parce que la mémoire de travail n'est pas du tout faite pour retenir un truc par cœur. C'est le post-it du cerveau, la mémoire de travail. Elle n'est pas faite pour faire des gros calculs mathématiques. Ce n'est pas elle qu'il faut utiliser si on veut de la grosse performance.
Donc Rudiger Gamm, boum ! Il y a un problème mathématique que les autres ont du mal à attraper, lui, il utilise d'autres aires cérébrales, il l'attrape, il jongle avec, il gère.
La bonne nouvelle, c'est qu'on pourrait tous faire ça !
On pourrait tous exceller dans un domaine, en faisant de la neuroergonomie. C'est exactement comme l'ergonomie de la main. Regardez votre main : une chose est sûre, vous ne pourrez pas toucher votre poignet avec votre petit doigt. C'est tout con mais ça, c'est physiquement impossible. C'est de l'ergonomie ! Et bien c'est pareil avec notre cerveau ! Il a des articulations, il a des angles impossibles, simplement, on ne les voit pas. Plus on étudie le cerveau, plus on peut dire : oui, cet angle là est impossible pour le cerveau. De même que toucher son poignet avec son petit doigt est physiquement impossible.
Et là, ça nous emmène très loin
Ça nous emmène très loin parce que ça nous permet de révolutionner toutes les activités humaines. Dans toutes les activités humaines, il y a le cerveau -à priori. Même dans les plus débiles, le cerveau y est impliqué. Dans l'économie, dans la politique, dans le marketing, et bien sûr, dans l'éducation. Donc quand on fait de la neuroergonomie, on peut tout changer. On peut changer l'école, on peut changer le travail, on peut changer la politique, on peut changer la communication, on peut tout changer.
En particulier, on peut changer la façon dont on apprend. Dans les pays latins, travail = souffrance. Travail vient de "trepalium" : un instrument de torture. Le ton est donné ! "Lavoro", en italien, ça vient des labeurs de l'accouchement. Il y a des gens qui pensent vraiment que plus on se fait chier, mieux c'est. Alors là, on va tout de suite faire un point en neuroergonomie :
Jouer : la façon normale d'apprendre pour le cerveau
Ce n'est pas la façon exceptionnelle, c'est la façon juste normale. Prenez des mammifères -par exemple des bébés tigres, si ils ne jouent pas, ils vont crever. Ils ne sauront pas chasser, ils ne sauront pas défendre leur territoire, ils ne pourront pas se reproduire, ils vont mourir. La nature est beaucoup plus sélective que nos grandes écoles, que nos systèmes les plus prodigieusement sélectifs, soi-disant. Et le mode d'apprentissage privilégié de la nature, c'est le jeu. C'est-à-dire que dans un monde qui ne fait pas de cadeau, où la moindre erreur c'est la mort, c'est le jeu qui domine.
Et mieux que ça ! On sait en neurosciences qu'il y a une corrélation directe entre jouer et intelligence. Alors évidemment une corrélation ce n'est pas une cause, mais il y a une corrélation directe en tout cas. C'est-à-dire que plus un animal est intelligent, et en particulier plus il utilise des outils, plus il joue ! -ça, c'est super intéressant, parce que les pies utilisent des outils, les corvidés en général, les corbeaux utilisent des outils. Plus un animal est intelligent, plus il joue ! Quand même, il y a une leçon là ! 4 milliards d'années d'évolution, et le comportement d'apprentissage c'est le jeu. Pourquoi ? Le jeu est un moyen de capter l'attention !
L'élément principal dans l'économie de la connaissance, si vous voulez télécharger de la connaissance dans votre cerveau : il faut payer de l'attention multipliée par du temps. C'est le premier truc qu'il faut payer. Il faut en payer d'autres après, Il faut consolider et tout, mais le premier truc sine qua non qu'il faut payer pour pouvoir apprendre, c'est "attention" multipliée par "temps".
L'école n'est pas compétitive pour capter l'attention
Si elle était compétitive pour capter l'attention, ça se saurait. Elle est obligatoire pour une raison au départ. Pour tout triste que ce soit, au tout début l'école était compétitive. L'école était obligatoire à cause des parents au début. Ce sont les parents qui ne voulaient pas envoyer leurs enfants à l'école. Pour les enfants, entre emballer des bottes de foin ou apprendre la vie de Jules César, le calcul était vite fait ! L'école était intéressante, ce sont les parents qui ne voulaient pas y envoyer leurs enfants. Maintenant, comme l'école est obligatoire, elle a un temps humain garanti. Elle a peu évolué puisque de toute façon le temps est garanti : elle n'a pas besoin de se battre pour le choper ce
Temps de cerveau humain disponiblePatrick Le Lay
comme quelqu'un l'a dit avec une formule cynique mais malheureusement vrai.
Et bien aujourd'hui, entre des jeux vidéo, des vidéos YouTube, du Facebook ... et l'école ... L'école n'est plus compétitive. Mais elle pourrait l'être ! Ce que je dis dans mon bouquin, c'est que l'école est avant tout un buffet à volonté de connaissances. L'école, c'est un buffet gigantesque ! Mais vous imaginez ? Vous êtes devant un buffet dans un hôtel cinq étoiles, et là il y a de tout. Il y a vraiment tous les plats que vous voulez, et vous êtes au paradis à priori. Sauf qu'à l'école, on a rajouté une règle. Un maître d'hôtel se pointe et fait : "Tu dois tout bouffer, tout, jusqu'à la dernière assiette ! Et tout ce que tu as laissé, ça sera porté sur l'addition." C'est-à-dire que non seulement tu ne seras payé ou "récompensé" que par rapport à ce que tu as laissé et non par rapport à ce que tu as mangé, mais en plus si tu en laisses trop, tu redoubles, tu es humilié, on te vire de l'hôtel. C'est l'enfer.
On a les bons ingrédients, on a tout ce qu'il faut à l'école, mais on a posé des règles du jeu qui transforment le paradis en enfer.
L'importance du plaisir
Donc un autre sujet que j'aborde dans le bouquin, c'est bien sûr l'importance du plaisir. Le plaisir n'est pas sale ! Le plaisir n'est pas mal ! Une bonne école, c'est une école où le professeur prend son pied et où l'élève prend son pied. Il n'y a rien de pire qu'un prof qui ne prend pas son pied. Un prof qui se fait chier, ça se voit, et ça fait chier l'élève. Et ça fait un tango de souffrance, ce que je décris dans mon bouquin. Le tango de la souffrance : "Je me fais chier à donner le cours, tu vas te faire chier à le suivre, tout va bien !" Et côté élève : "Je me fait chier à venir, tu vas te faire chier à me donner le cours, tout va bien !"
Et pour ceux qui objecteraient à mon vocabulaire scatologique, je dirais que c'est quand même beaucoup plus vulgaire un système comme ça, que les quelques mots vulgaires que j'ai utilisés.
"Libérez votre cerveau !" est un manifeste
J'ai pris le parti risqué de parler de "neurosagesse" : pas de neurosciences, de neurosagesse. Il y a beaucoup de bouquins en neurosciences, il y en a beaucoup de très bien. Mais aujourd'hui la question n'est pas ce qu'on a comme sciences, c'est pourquoi on applique les neurosciences.
La neuroergonomie est réservée essentiellement à l'armée aujourd'hui. Les plus grands chercheurs en neuroergonomie sont à l'US Air Force. Et ils développent des trucs de dingue, comme un casque pour le F-35. C'est le casque le plus cher du monde pour un avion : 400 000 $ juste pour le casque. Ce casque vous permet d'abattre plus d'avions en un coup d'œil, d'identifier plus de cibles ; ça donne du levier au cerveau. D'un point de vue technique c'est brillantissime. D'un point de vue "raison d'être", peut-être qu'on pourrait utiliser ces technologies pour autre chose.
Ce qui m'a convaincu en particulier d'écrire ce bouquin, c'est un scandale qui a eu lieu l'année dernière. Des membres de l'association américaine de psychologie, très réputée -c'est une excellente autorité scientifique- se sont rendu coupables de participation au programme de torture de la CIA. Les types ont utilisé leurs connaissances en psychologie et en neurosciences pour torturer des gens et leur infliger un maximum de souffrance possible. Là je me suis dis : "Waow". Et donc j'ai vraiment voulu m'intéresser à un sujet qui n'avait pas été débattu : c'est très bien d'avoir des neurosciences, je les développe moi aussi, c'est mon travail, mais je pense que l'urgence absolue, c'est de développer une "neurosagesse".
Parce que
Science sans conscience n'est que ruine de l'âme Rabelais
Une seconde Renaissance
Le sujet de mon bouquin, c'est qu'on est dans une seconde Renaissance. Et dans la Renaissance, les grands humanistes se sont intéressé à la raison d'être des sciences, à : pourquoi on les développe ? Pourquoi on les applique ? Ce n'est pas seulement pour torturer et massacrer des gens.
La conclusion de mon bouquin "Libérez votre cerveau !", c'est : si vous ne connaissez pas votre cerveau, d'autres vont le connaître pour vous. Et ce n'est pas dans votre intérêt. Ce n'est dans l'intérêt de personne que quelqu'un d'autre connaisse mieux son cerveau que lui. Si on veut vraiment libérer le monde -dans un sens, l'enjeu de ce bouquin est vraiment très grand-, si on veut libérer les gens, il faut qu'ils connaissent leur cerveau. Au moins aussi bien que les autres le connaîtront pour eux.
C'est pour ça que j'ai pris le parti de la vulgarisation. Si on veut libérer les gens de l'usage que l'on peut faire des sciences contre eux, il faut avant tout leur permettre de comprendre comment leur cerveau fonctionne. C'est pour ça que j'ai écrit ce bouquin. Il est à mettre dans toutes les mains. Je l'ai écrit pour les parents, je l'ai écrit pour les enfants. Il y a une bande dessinée au milieu qui a été faite spécialement pour que les enfants puissent bien le prendre en main, style mangas. Elle a été écrite par une de mes élèves d'ailleurs.
Des neurodroits
Pour moi, c'est un peu un manifeste, une constitution de ces neurodroits. Car ma conclusion dans le bouquin c'est : ou bien on aura une "neuronaissance"... ou bien on aura un "neurofascisme" avec des structures, des organisations qui maîtriseront tellement notre cerveau que notre liberté va s'en effriter. Et ça, il faut évidemment lutter contre. La neuroergonomie est là pour libérer l'homme. C'est le parti que j'ai pris dans ce bouquin et c'est pour ça que je l'ai appelé : "Libérez votre cerveau !"
L'homme est un fruit : si tu le presses tu as un verre de jus d'orange, si tu le plantes, tu as un arbre.Idriss Aberkane
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Ceci est la retranscription de la vidéo
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